
L’extraordinaire banalité de la vie humaine, c’est ce paradoxe que le documentaire participatif Un 30 mai ici-bas de Fabien Deglise a pris le pari de montrer. Présentée ce lundi 3 novembre à la Société des arts technologiques (SAT) de Montréal, l’œuvre est la première du genre au Québec. Elle est le fruit d’un appel lancé par le journaliste du Devoir au début de l’année, invitant les Québécois à filmer puis à lui envoyer un court extrait de leur journée du 30 mai.
Une fillette qui sautille dans une ruelle. Une femme apprenant la poterie, aidée par une main délicate. Des rubans d’autoroute montant vers le Nord, bordés d’épinettes, les kilomètres avalés par la vitesse. Un chandail des Canadiens que l’on remise au placard. Beaucoup de chats et de chiens, un troupeau de chèvres, une outarde. Des lumières changeantes, extérieures, intérieures. Des cadrages qui tremblent un peu. Une nonagénaire formulant un malicieux jeu de mots sur son âge, dans le coin d’une salle de bains. Des humains qui chantent et se brossent les dents, confient un trac, une résolution ou un bonheur. Une flopée de bébés, de repas. Et cet homme dont le clin d’œil chavire le cœur.
L’émotion éclot à chaque seconde ou presque de cet étonnant documentaire, patchwork de vidéos envoyées des quatre coins de la province –et d’ailleurs. On n’y voit pourtant rien de spectaculaire. Juste des humains vivant leur vie de tous les jours, qu’elle soit peuplée de vacarme urbain ou de calme champêtre, de pannes de métro ou de sillons à labourer.
C’est peut-être cela qui surprend le plus : l’incroyable beauté de ce quotidien partagé par plus de mille inconnus. De la bouchée de bagel au fromage à la crème à l’annonce d’un cancer, en passant par la jeune fille qui s’efforce d’ouvrir une porte de dos, chaque scène recèle ce petit je-ne-sais-quoi qui vient nous chercher. La tendresse pour nos semblables peut-être, pour leurs gestes ordinaires, leurs grimaces ou de leur joie de vivre.
Il faut dire que cette journée artificiellement recréée, kaléidoscope du matin à la nuit, de la naissance à la mort, est portée par les musiques aériennes d’artistes locaux : Lilly of the Valley, Forêt, Viviane Audet, Guillaume Pascale et Alexandra Streliski.
Un 30 mai ici-bas a aussi bénéficié du montage expert de Michel Cordey, de l’Institut national de l’image et du son (INIS).
A la suite de la projection spéciale à la SAT, les spectateurs ont également pu assister à une discussion entre Fabien Deglise, l’anthropologue et animateur de radio Serge Bouchard ainsi que le dramaturge Alexis Martin.
Ce dernier a salué la puissance de « l’univers dépourvu d’intentions, de calcul » décliné dans le documentaire, son contraste avec le monde de la fiction. « Le moi du spectateur se dissout dans un amas de moments, a-t-il décrit. C’est une sensation très étrange, proche du vertige. »
Un vertige d’autant plus particulier qu’il émerge des « intervalles », ces moments où il ne se produit presque rien mais où la vie vient se nicher, a souligné de son côté M. Bouchard. D’un point de vue anthropologique et ethno-historique, a-t-il rappelé, les choses de la vie quotidienne prennent énormément de valeur avec le temps. « Les gens sont très intéressants quand ils ne le sont apparemment pas. »
Le réalisateur et journaliste Fabien Déglise s’est quant à lui félicité d’avoir échappé à deux écueils : le « montréalo-centrisme » et l’avalanche de vidéos de chats.
Au-delà de la plaisanterie, on remarque cependant que le documentaire participatif ne reflète qu’une certaine réalité, une partie de l’humanité plutôt homogène : globalement privilégiée, heureuse, dotée de téléphones intelligents. Et, comme l’a fait remarquer une spectatrice lors de la période de questions, majoritairement blanche. Peu représentative de la diversité du Québec ?
Pas forcément. Surtout si l’on pense à cette séquence très forte, au début, où un jeune musulman chante une sourate du Coran. Celle-ci, a fait remarquer M. Deglise, porte judicieusement sur la mystification, la transformation à laquelle on se livre lorsque l’on se met en scène.
Car il y a bien évidemment du jeu dans cette journée du 30 mai 2014, un brin de théâtre derrière la spontanéité. Mais, fait rafraîchissant, le résultat échappe totalement au narcissisme qui envahit de nos jours les réseaux sociaux. Il montre simplement -à travers une de ses multiples lorgnettes- l’humanité telle qu’elle se représente elle-même. L’humanité anonyme, à la fois pudique et généreuse.
Avec de grands yeux où se reflète aussi bien le bleu des écrans que celui du ciel.
Le documentaire sera disponible sur le Web prochainement.